Chapitre XXIX
La cornemuse et non la lyre
Réveille l’écho de nos monts :
Mac-Lean et Gregor, ce sont là les seuls noms
Dont chaque montagnard s’inspire.
Réponse de John Cooper à Allan Ramsay.
Je m’arrêtai à l’entrée de l’écurie, si l’on peut donner ce nom à un endroit où les chevaux étaient avec les chèvres, les vaches, les poules et les cochons, sous le même toit que le reste de la maison, quoique, par un raffinement inconnu dans le reste du hameau, et qui, comme je l’appris plus tard, faisait accuser d’orgueil notre hôtesse Jeannie Mac-Alpine, cette division de l’appartement eût une autre entrée que celle des pratiques bipèdes. À la lueur de ma torche, je dépliai mon billet qui était écrit sur un chiffon de papier sale et humide et qui portait pour adresse : – Pour être remis à l’honorable F.-O., jeune gentilhomme anglais. – Il contenait ce qui suit :
« Monsieur,
Il y a aujourd’hui beaucoup d’oiseaux de proie nocturnes dans les champs, ce qui m’empêche de vous aller joindre ainsi que mon estimable parent B. N. J., au clachan d’Aberfoil, comme je me le proposais. Je vous engage à n’avoir avec les gens que vous y trouverez que les communications indispensables. La personne qui vous remettra ce billet est fidèle, et vous conduira dans un endroit où, avec la grâce de Dieu, je pourrai vous voir sans danger. Vous pouvez vous y fier. J’espère que mon parent et vous viendrez visiter ma pauvre maison : je vous y ferai faire aussi bonne chère qu’il est possible à un Highlander, et nous porterons solennellement la santé d’une certaine D. V. ; nous parlerons aussi de certaines affaires dans lesquelles je me flatte de pouvoir vous être utile. En attendant je suis, comme c’est l’usage entre gentilshommes, votre humble serviteur,
R. M. C. »
Je ne fus pas très satisfait de cette lettre, qui ajournait à un temps plus reculé et à un lieu plus éloigné un service que je comptais recevoir sans plus de retard et dans le lieu où j’étais. C’était pourtant une consolation pour moi d’y lire l’assurance que celui qui m’écrivait conservait toujours le désir de m’être utile, car sans lui je n’avais pas la moindre espérance de retrouver les papiers de mon père. Je résolus donc de suivre ses instructions, de me conduire avec précaution devant les étrangers, et de saisir la première occasion favorable pour demander à l’hôtesse comment je pourrais arriver jusqu’à ce mystérieux personnage.
J’appelai alors André à haute voix sans recevoir aucune réponse. Je le cherchai dans tous les coins de l’écurie, la torche à la main, non sans courir le risque d’y mettre le feu, si la quantité de fumier humide n’avait été un préservatif suffisant pour quatre ou cinq bottes de foin que les animaux se disputaient. Enfin, ma patience étant à bout, je l’appelai de nouveau en lui prodiguant toutes les épithètes que la colère put me suggérer. André Fairservice, André, imbécile ! âne ! où êtes-vous ? J’entendis en ce moment une sorte de gémissement lugubre qu’on aurait pu attribuer au brownie lui-même. Guidé par le son, j’avançai vers l’endroit d’où ce bruit m’avait semblé partir, et je trouvai l’intrépide André blotti entre le mur et deux immenses tonneaux remplis de plumes de volailles immolées au bien public et à l’intérêt de l’hôtesse depuis quelques mois. Il fallut joindre la force aux exhortations pour le tirer de sa retraite et le conduire au grand jour.
– Monsieur, monsieur, me dit-il tandis que je l’entraînais, je suis un honnête garçon.
– Qui diable met votre honnêteté en doute ? Mais nous allons souper, et il faut que vous veniez nous servir.
– Oui, répéta-t-il sans paraître avoir entendu ce que je venais de lui dire, je suis un honnête garçon, quoi qu’en puisse dire M. Jarvie. Je conviens que le monde et les biens du monde me tiennent au cœur, et bien certainement il y en a plus d’un qui pense comme moi. Mais je suis un honnête garçon ; et, quoique j’aie parlé de vous quitter en chemin, Dieu sait que cela était bien loin de ma pensée, et je le disais comme tout ce qu’on dit dans l’occasion pour tâcher de faire pencher la balance de son côté. Oui, je suis attaché à Votre Honneur, quoique vous soyez bien jeune, et je ne vous quitterais pas pour de légères raisons.
– Où diable en voulez-vous venir ? Tout n’a-t-il pas été réglé à votre satisfaction ? Avez-vous dessein de me parler de me quitter à chaque instant du jour sans rime ni raison ?
– Oh ! mais jusqu’à présent je ne faisais que semblant, mais en ce moment c’est tout de bon. En un mot, perte ou gain, je n’oserais accompagner Votre Honneur plus avant. Si vous voulez suivre le conseil d’un pauvre homme, contentez-vous d’un rendez-vous manqué sans vous aventurer davantage. J’ai une sincère affection pour vous, et je suis sûr que vos parents m’en sauront gré s’ils vous voient jeter votre gourme et devenir sensé et raisonnable. Mais je ne puis vous suivre plus loin, quand vous devriez périr en chemin faute de guide et de bons avis. C’est tenter la Providence que de vouloir aller dans le pays de Rob-Roy.
– Rob-Roy ! m’écriai-je avec surprise ; je ne connais personne de ce nom. Que veut dire cette nouvelle invention, André ?
– Il est dur, dit André, il est bien dur qu’un honnête homme ne puisse être cru quand il dit la vérité, uniquement parce qu’il ment par-ci par-là quand il y a nécessité de le faire... Vous n’avez pas besoin de me demander qui est Rob-Roy, le voleur qu’il est !... Dieu me préserve ! j’espère que personne ne m’entend... puisque vous avez une lettre de lui dans votre poche. J’ai entendu un de ses gens dire à notre grande dégingandée d’hôtesse de vous la remettre. Ils croyaient que je n’entendais pas leur jargon ; mais j’en sais plus long qu’on ne pense. Je ne comptais pas vous en parler ; c’est la peur... c’est l’intérêt que je vous porte qui me tire les paroles du gosier. Ah ! M. Frank, toutes les folies de votre oncle, toutes les frasques de vos cousins ne sont rien en comparaison de ce que vous allez faire ! Buvez du vin comme sir Hildebrand ; commencez la sainte journée en vidant une bouteille d’eau-de-vie comme squire Percy ; cherchez dispute à tout le monde comme squire Thorncliff ; courez les filles comme squire John ; jouez et pariez comme squire Richard ; gagnez les âmes au pape et au diable comme Rashleigh ; jurez, volez, n’observez point le sabbat, enfin soyez papiste autant que tous vos cousins ensemble ; mais pour l’amour du ciel, ayez pitié de vous-même, et tenez-vous le plus loin possible de Rob-Roy.
Les alarmes d’André étaient exprimées trop naturellement pour que je pusse les regarder comme une feinte. Je me contentai de lui dire que je comptais passer la nuit dans cette auberge, et qu’il eût bien soin de nos chevaux. Quant au reste, je lui ordonnai de garder le plus profond silence sur ses craintes, en l’assurant qu’il pouvait compter que je ne m’exposerais pas imprudemment à aucun danger. Il me suivit dans la maison d’un air consterné, murmurant entre ses dents : – Il faut songer aux hommes avant d’avoir soin des bêtes. De toute cette bienheureuse journée je n’ai mis sous ma dent que les deux cuisses de ce vieux coq de bruyère.
L’harmonie de la compagnie paraissait avoir souffert une interruption depuis mon départ, car je trouvai M. Galbraith et mon ami M. Jarvie se querellant et fort échauffés.
– Je ne puis entendre parler ainsi, disait le banquier lorsque j’entrai, ni du duc d’Argyle ni du nom de Campbell. Le duc est un digne seigneur, plein d’esprit, l’ami et le bienfaiteur du commerce de Glascow.
– Je ne dirai rien contre Mac-Callum-More ni contre Slioch-nan-Diarmid[114], dit le moins grand des deux Highlanders. Je ne suis pas de ce côté de Glencrœ où l’on peut chercher querelle à Inverrara.
– Jamais notre loch ne vit les Lymphades[115] des Campbell, dit le plus grand. Je puis lever la tête et parler sans rien craindre. Je ne me soucie pas plus des Cawmil que des Cowan, et vous pouvez dire à Mac-Callum-More que c’est Allan Iverach qui l’a dit : il y a loin d’ici à Lochow[116].
M. Galbraith, dont l’eau-de-vie qu’il avait bue coup sur coup avait échauffé la tête, frappa du poing sur la table avec violence et s’écria : – Cette famille doit un compte de sang, et il faudra qu’elle le rende. Les os du brave, du loyal Grahame s’agitent et crient vengeance au fond du cercueil contre ce duc et tout son clan. Jamais il n’y a eu de trahison en Écosse que quelque Cawmil ne s’en soit mêlé. Et maintenant que les méchants ont le dessus, ce sont encore les Cawmil qui les soutiennent. Mais cela ne durera plus longtemps ; il sera temps d’aiguiser la Pucelle[117] pour raser les têtes sur les épaules. Oui, oui, nous verrons la vieille fille se dérouiller par une moisson sanglante.
– Fi donc, Galbraith ! s’écria le bailli, fi donc, monsieur ! Pouvez-vous parler ainsi devant un magistrat et risquer de vous attirer de mauvaises affaires ? Comment pouvez-vous soutenir votre famille et satisfaire vos créanciers (moi et les autres), si vous agissez de manière à attirer sur vous la rigueur des lois au grand préjudice de tous ceux qui ont des liaisons avec vous ?
– Au diable mes créanciers, et vous tout le premier si vous êtes du nombre ! Je vous dis que nous aurons bientôt du changement. Les Cawmil ne mettront plus leur chapeau si fièrement sur leur tête ; ils n’enverront plus leurs chiens où ils n’oseraient se montrer eux-mêmes ; ils ne protégeront plus les brigands, les meurtriers, les oppresseurs ; ils ne les exciteront plus à piller et à attaquer des gens qui valent mieux qu’eux, des clans plus loyaux que le leur.
M. Jarvie ne semblait pas vouloir renoncer à la discussion ; mais le fumet d’un plat de venaison, que l’hôtesse mit en ce moment sur la table, opéra une diversion heureuse. S’armant d’un couteau tranchant, il dirigea une nouvelle attaque de ce côté, et laissa aux étrangers le soin de continuer le débat.
– Et cela est vrai, dit le plus grand des deux Highlanders, qui s’appelait Stuart, comme je l’appris ensuite. Nous ne serions pas ici aux aguets pour nous saisir de Rob-Roy si les Cawmil ne lui avaient donné retraite. J’avais un jour avec moi trente hommes de mon nom, les uns venant de Glenfinlas, les autres d’Appine. Nous chassâmes les Mac-Gregor, comme on chasse un daim, jusqu’à ce que nous arrivâmes dans la contrée de Glenfalloch. Là, les Cawmil nous arrêtèrent par ordre de Mac-Callum-more, et nous empêchèrent de les poursuivre plus loin, de sorte que nos pas furent perdus. Mais je donnerais bien quelque chose pour être aussi près de Rob-Roy que je l’étais ce jour-là.
Il semblait par malheur que chaque nouveau discours dût contenir quelque chose d’offensant pour mon ami le bailli. – Vous m’excuserez de vous dire ce que je pense, monsieur, répliqua-t-il ; mais vous pourriez bien donner votre meilleure toque pour être toujours aussi loin de Rob-Roy que vous l’êtes en ce moment. – Certes ! mon fer rouge n’est rien auprès de sa claymore !
– Elle[118] ferait mieux de ne plus parler de son soc[119], ou, par Dieu, je lui ferais rentrer les paroles dans le gosier avec deux doigts de cet acier, dit le plus grand des deux Highlanders en portant la main à sa dague d’un air sinistre et menaçant.
– Non, non, dit le plus petit, pas de querelles, Allan ! Si l’homme de Glascow prend intérêt à Rob-Roy, il pourra bien avoir le plaisir de le voir ce soir lié et garrotté, et demain matin faisant des gambades au bout d’une corde. Ce pays en a été assez tourmenté ; sa course est finie... Mais il est temps d’aller rejoindre nos gens.
– Un moment, un moment, Inverashalloch, s’écria Galbraith, souvenez-vous du vieux proverbe, ami. – C’est une fière lune, dit Bennygask ; une autre pinte, dit Lesley, nous ne partirons pas sans une autre chopine[120].
– J’ai eu assez de chopines, répondit Inverashalloch ; je ne recule jamais pour boire avec un ami ma pinte d’usquebaugh ou d’eau-de-vie ; mais du diable si je bois un coup de trop quand j’ai une affaire pour le lendemain matin. Et à mon avis, major Galbraith, vous feriez mieux de songer à faire entrer de nuit votre troupe dans le clachan, afin d’être tous prêts à partir.
– Et pourquoi diable tant se presser ? bons mets et bonne boisson n’ont jamais nui à la besogne. Et si l’on m’avait écouté, du diable si l’on vous eût fait descendre de vos montagnes pour nous aider. La garnison et notre cavalerie auraient bien suffi pour arrêter Rob-Roy. Voilà le bras qui l’étendra par terre, ajouta-t-il en levant la main, et il n’a pas besoin pour cela de l’aide d’un Highlander.
– Il fallait donc nous laisser où nous étions, dit Inverashalloch : je ne suis pas venu de soixante milles sans en avoir reçu l’ordre. Mais, si vous voulez savoir mon opinion, vous devriez moins jaser si vous avez dessein de réussir. Un homme averti en vaut deux, et c’est ce qui peut arriver à l’égard de celui que vous savez. Le moyen d’attraper un oiseau n’est pas de lui jeter votre chapeau. Ces messieurs ont entendu des choses qu’ils n’auraient pas dû entendre si vous n’aviez dans la tête quelques coups d’eau-de-vie de trop. Vous n’avez besoin de mettre votre chapeau sur l’oreille, major Galbraith ; il ne faut pas croire que vous me fassiez peur.
– J’ai dit que je ne me querellerais plus d’aujourd’hui, dit le major avec cet air de gravité solennelle que prend quelquefois un ivrogne, et je tiendrai ma parole. Quand je ne serai pas de service, je ne crains ni vous ni personne dans les Highlands ou les Lowlands ; mais je respecte le service. Je voudrais bien voir arriver ces Habits-Rouges. S’il s’agissait de faire quelque chose contre le roi Jacques, ils seraient ici depuis longtemps, mais, quand il n’est question que de maintenir la tranquillité du pays, ils dorment sur les deux oreilles.
Il parlait encore lorsque nous entendîmes la marche mesurée d’une troupe d’infanterie, et un officier suivi de deux ou trois soldats entra dans la chambre où nous étions. Sa voix me fit entendre l’accent anglais, qui me fut agréable après le mélange du jargon des Highlands et des Lowlands dont je venais d’être fatigué.
– Je présume, monsieur, que vous êtes M. Galbraith ; major de la milice du comté de Lennox, et que ces messieurs sont les deux gentilshommes des Highlands que je dois trouver ici ?
On lui répondit qu’il ne se trompait pas, et on lui proposa de prendre quelques rafraîchissements, ce qu’il refusa.
– Je me trouve un peu en retard, messieurs, leur dit-il, et il faut réparer le temps perdu. J’ai ordre de chercher et d’arrêter deux personnes coupables de trahison.
– Je lave mes mains de cela, dit Inverashalloch ; je suis venu ici avec mon clan, pour me battre contre Rob-Roy Mac-Gregor, qui a tué, à Invernenty, Duncan Maclaren, mon cousin au septième degré ; quant à ce que vous pouvez avoir à faire contre d’honnêtes gentilshommes qui peuvent parcourir le pays pour leurs affaires, je ne m’en mêle point.
– Ni moi non plus, dit Iverach.
Le major Galbraith prit la chose plus sérieusement, et après avoir fait un hoquet pour exorde, il prononça le discours suivant :
– Je ne dirai rien contre le roi George, capitaine, parce que, comme le fait est, ma commission est en son nom. Mais si ma commission est bonne, capitaine, ce n’est pas à dire que les autres soient mauvaises ; et, au dire de bien des gens, le nom de Jacques est tout aussi bon que celui de George. D’un côté, c’est le roi... le roi qui est roi de fait ; de l’autre, c’est celui qui devrait l’être par le droit ; et je dis qu’on peut être loyal envers l’un et l’autre, capitaine. Ce n’est pas que je ne sois de votre avis pour le moment, capitaine, comme cela convient à un major de milice. Mais quant à la trahison et tout ce qui s’ensuit, c’est du temps perdu que d’en parler : moins on en dit, mieux cela vaut.
– Je vois avec regret, messieurs, dit le capitaine, la manière dont vous avez employé votre temps. Les raisonnements du major se ressentent de la liqueur qu’il a bue, et j’aurais désiré que, dans une occasion de cette importance, vous eussiez agi autrement. Vous feriez bien de vous jeter sur un lit pendant une heure. Ces messieurs sont sans doute de votre compagnie ? ajouta-t-il en jetant un coup d’œil sur M. Jarvie et sur moi, qui, encore occupés de notre souper, n’avions pas fait attention à l’officier.
– Ce sont des voyageurs, capitaine, dit Galbraith, des voyageurs légitimés par mer et par terre, comme dit le livre de prières.
Le capitaine s’approcha de nous avec une lumière pour nous mieux voir. – Je suis chargé, dit-il, par mes instructions, d’arrêter un jeune homme et un homme plus âgé ; or, ces deux messieurs me paraissent répondre au signalement donné.
– Prenez garde à ce que vous dites, monsieur, s’écria M. Jarvie : ne croyez pas que votre habit rouge et votre chapeau galonné puissent vous protéger. J’intenterai contre vous une action en diffamation, en détention arbitraire. Je suis bourgeois de Glascow, monsieur... magistrat, monsieur... mon nom est Nicol Jarvie ; c’était celui de mon père avant moi. Je suis bailli, et mon père, Dieu veuille avoir son âme ! était diacre.
– C’était un chien aux oreilles coupées[121], dit le major Galbraith, et il s’est bravement battu contre le roi à Bothwell-Brigg.
– Il payait ce qu’il devait, M. Galbraith, dit M. Jarvie, et il payait ce qu’il achetait : c’était un plus honnête homme que celui qui se trouve sur vos jambes.
– Je n’ai pas le temps d’écouter tout cela, dit l’officier. Messieurs, vous êtes mes prisonniers, à moins que vous ne me présentiez des personnes respectables qui me répondent que vous êtes des sujets loyaux.
– Conduisez-moi devant un magistrat civil, répliqua le bailli, devant le shériff ou le juge de ce canton. Je ne suis pas obligé de répondre à chaque Habit-Rouge qui voudra me faire des questions.
– Fort bien ! monsieur, je sais comment il faut se conduire avec les gens qui ne veulent point parler. Se tournant alors vers moi : – Et vous, monsieur, me dit-il, vous plaira-t-il de me répondre ? quel est votre nom ?
– Frank Osbaldistone, monsieur.
– Quoi ! fils de sir Hildebrand Osbaldistone, du Northumberland ?
– Non, monsieur, interrompit M. Jarvie, fils de William Osbaldistone, chef de la grande maison de commerce Osbaldistone et Tresham de Crane-Alley, à Londres.
– J’en suis fâché, monsieur ; mais ce nom augmente les soupçons que j’avais déjà conçus, et me met dans la nécessité de vous prier de me remettre tous les papiers que vous pouvez avoir.
Je remarquai qu’à ces mots les deux Highlanders se regardèrent d’un air d’inquiétude. – Je n’en ai aucun, lui répondis-je.
L’officier ordonna qu’on me désarmât et qu’on me fouillât ; la résistance aurait été un acte de folie : je remis donc mes armes, et je me soumis à la recherche, qui fut faite avec autant de politesse qu’on peut en mettre dans une semblable opération. On ne trouva sur moi que le billet que je venais de recevoir.
– Ce n’est pas à cela que je m’attendais, dit l’officier, mais j’y trouve un motif pour vous retenir prisonnier ; car je vois que vous entretenez une correspondance par écrit avec ce brigand proscrit, Robert Mac-Gregor Campbell, communément nommé Rob-Roy, qui est depuis si longtemps le fléau de ce district. Qu’avez-vous à dire à cela, monsieur ?
– Des espions de Rob ! s’écria Inverashalloch : si l’on veut leur rendre justice, il faut les accrocher au premier arbre.
– Nous sommes partis de Glascow, dit M. Jarvie, pour aller toucher de l’argent qui nous est dû. Je ne connais pas de loi qui défende à un homme de toucher ce qui lui est dû. Quant à ce billet, il est tombé par accident entre les mains de mon ami.
– Comment cette lettre s’est-elle trouvée dans votre poche ? me demanda l’officier.
Je ne pouvais me résoudre à trahir la confiance de la bonne femme qui me l’avait remise, de sorte que je gardai le silence.
– Pourriez-vous m’en rendre compte, mon camarade ? dit l’officier à André, qui était debout derrière nous, et dont les dents claquaient comme des castagnettes depuis qu’il avait entendu la menace des Highlanders.
– Oh ! sans doute, général, sans doute, je puis vous dire tout. C’est un homme des Highlands qui a remis cette lettre à cette rusée de bonne femme. Je puis jurer que mon maître n’en savait rien...
– Moi ! dit l’hôtesse : on m’a remis une lettre pour un homme qui était chez moi ; il a bien fallu que je la rendisse. Dieu merci, je ne sais ni lire ni écrire, et...
– Personne ne vous accuse, bonne femme, taisez-vous. Continuez, mon ami.
– J’ai tout dit, monsieur l’Habit-Rouge, si ce n’est que, comme je sais que mon maître a envie d’aller voir ce damné de Rob-Roy, vous feriez un acte de charité de l’en empêcher et de le renvoyer à Glascow, bon gré mal gré. Quant à M. Jarvie, vous pouvez le garder aussi longtemps que vous le voudrez : Il est assez riche pour payer toutes les amendes auxquelles vous le condamnerez, et mon maître aussi. Pour moi, Dieu me préserve ! je ne suis qu’un pauvre jardinier, et je ne vaux pas le pain que vous me feriez manger en prison.
– Ce que j’ai de mieux à faire, dit l’officier, c’est d’envoyer ces trois messieurs au quartier général sous bonne escorte. Ils paraissent en correspondance directe avec l’ennemi, et je me trouverais responsable si je les laissais en liberté. Messieurs, vous voudrez bien vous regarder comme mes prisonniers. Dès que le jour paraîtra, je vous ferai conduire en lieu de sûreté. Si vous êtes réellement ce que vous prétendez être, on en aura bientôt la preuve, et un jour ou deux de détention ne seront pas un grand malheur. Je n’écouterai aucune remontrance, ajouta-t-il en tournant le dos au bailli, dont il voyait la bouche s’ouvrir pour lui répondre ; le service dont je suis chargé ne me permet pas d’entrer dans des discussions inutiles.
– Fort bien, monsieur, fort bien ! dit M. Jarvie : vous pouvez jouer maintenant de votre violon tant qu’il vous plaira, mais je vous réponds que je saurai vous faire danser avant qu’il soit peu.
L’officier et les Highlanders tinrent alors une espèce de conseil privé, mais ils parlèrent si bas qu’il me fut impossible de rien entendre de ce qu’ils disaient. Quelques instants après ils sortirent tous, ayant l’attention de nous laisser à la porte une garde d’honneur.
– Ces montagnards, me dit le bailli quand ils furent partis, sont des clans de l’ouest. Si ce qu’on en dit est vrai, ils ne valent pas mieux que leurs voisins ; s’ils viennent se battre contre Rob, c’est pour satisfaire quelque ancienne animosité, et c’est pour la même raison que Galbraith vient ici avec les Grahame et les Buchanan du comté de Lennox. Je ne les blâme pas trop. Personne n’aime à perdre ses vaches. Et puis voilà une troupe de soldats, pauvres diables ! qui sont obligés de tourner à droite ou à gauche, comme on le leur commande, sans savoir pourquoi. Le pauvre Rob aura joliment du fil à retordre au point du jour. Il ne convient pas à un magistrat de rien désirer contre le cours de la justice, mais il me serait bien difficile d’être fâché d’apprendre qu’il leur ait donné à tous sur les oreilles.